Par Joel Kotek, professeur émérite des Universités

« La grave décision », dixit le chef de la SS Heinrich Himmler, de faire disparaitre un peuple de la terre (hommes, femmes, enfants, vieillards) n’a été prise qu’à cinq reprises au cours du « terrible 20e siècle », pour reprendre l’expression de Camus : en 1904, en Namibie, en 1915 dans l’Empire ottoman, en 1941 en Europe, au Rwanda en 1994 et, pour le 21ème qui s’annonce bien pire encore en Iraq, en 2014, à l’encontre des populations Yesidi.

Il est important de le rappeler aujourd’hui tant le mot « génocide » apparait galvaudé, banalisé, malade pour reprendre l’expression de Maxime Steinberg. Le caractère génocidaire des massacres des minorités arméniennes, mais aussi grecques pontiques et assyriennes fait désormais consensus, en tout cas chez les historiens. Sauf très rares exceptions.

Et pourtant, le pays héritier des génocidaires (la Turquie) se cambre depuis 1915 dans une posture de dénégation absolue ! Pour expliquer cette indignité, il faut se référer à certains concepts relatifs à la mémoire troublée, tourmentée de la Shoah. On songe à différents concepts et notions: i) rejet de culpabilité ou projection agressive, mis en avant par le philosophe Theodor Adorno, ii) antisémitisme secondaire développée par le sociologue Schonbach qui explique le regain antisémite non pas « malgré » mais « à cause » d’Auschwitz, iii) dissonance cognitive, formulée par le psychologue Léon Festinger et, enfin, iv) distorsion de la Shoah, un concept central qui a été récemment mis en avant par l’organisation intergouvernementale Alliance internationale pour la Mémoire de la Shoah (IHRA).

« Distordre la Shoah » n’est pas tant le fait de nier le crime de génocide en tant que tel que de le relativiser, de le banaliser, que d’excuser les bourreaux et, si possible, de culpabiliser, voire de salir, les victimes. Dans le cas de la Shoah, on pourrait résumer cette notion en une seule phrase : « non seulement le martyre des Juifs a été exagéré mais les véritables nazis sont aujourd’hui les Israéliens ».

Pour résumer, toutes ces notions et concepts décrivent des stratégies d’évitement propres à nier la faute, à effacer la honte, bref à atténuer ce sentiment de culpabilité qui hante la conscience allemande mais aussi européenne depuis 1945. Il va sans dire que la volonté d’amoindrir le poids de la Shoah trouve une double explication : évidemment, un sentiment de culpabilité mais aussi une identification de citoyens à leur patrie qu’ils voudraient innocenter de toutes les accusations jugées attentatoires à leur honneur.

C’est vrai de l’Allemagne mais aussi la Croatie ou encore de la Flandre. Comment oublier que 65% des Juifs d’Anvers ont été déportés vers Auschwitz, contre 35% des Juifs de Bruxelles et ce, compte-tenu de la collaboration active de ligues antisémites locales mais aussi des autorités communales. Tout repose ainsi sur un complexe de culpabilité inavouable, brillamment résumé par la formule choc attribuée au psychanalyste israélo-viennois, Zvi Rix, « les Allemands ne pardonneront jamais Auschwitz aux Juifs ». Cette formule évidemment provocatrice est très éclairante pour qui veut comprendre les racines de l’antisémitisme contemporain et ce, y compris dans ses métastases antisionistes.



Négationnisme turc



A l’évidence, la formule de Zvi Rix s’applique aussi au cas des Turcs confrontés au génocide de leurs minorités chrétiennes. En Turquie, en effet, ces mêmes mécanismes (retour du refoulé, projection agressive, distorsion du génocide) agissent pour amoindrir le poids d’une culpabilité certes inavouée et inavouable mais définitivement omniprésente.

Pourquoi ? Parce que dans le contexte d’un nationalisme exacerbé, qui rappelle celui des Européens d’avant 1914, le génocide des Arméniens et des minorités ponto-assyriennes constitue un obstacle insupportable au développement d’une authentique fierté patriotique turque. Blessure narcissique et phénomène de rejet de responsabilité obligent, les Turcs ne pardonneront jamais Deir Es-Zor aux Arméniens.

Comment songer à nier, en effet, l’évidence : la disparition quasi totale des Arméniens des territoires turcs. Il y avait deux millions d’Arméniens dans l’Empire ottoman en 1915, il en reste 60.000 aujourd’hui en Turquie. John Hobbes dans le Léviathan évoquait déjà cette douloureuse évidence : « Avoir fait plus de mal à un homme qu’il ne peut […] incline celui qui l’a fait à haïr celui qui souffre. » Au-delà des dénégations sans cesse répétées, ressassées, rabâchées (et pour cause) comment croire un seul instant que le massacre de deux millions de voisins ne puisse être source de névrose, de dérangements psychiques.

En cela, le négationnisme turc tient du phénomène de dissonance cognitive inventé par le psychologue Léon Festinger. Les faits sont, en effet, têtus, dissonants : la Cilicie et l’Anatolie sont désormais vides d’Arméniens. Où sont passés les 225.000 Arméniens de Sivas, les 215.000 d’Erzurum, les 198.000 de Bitlis, les 197.000 de Van ou encore les 124.000 de Diyarbakir ? Evaporés à jamais !

Comment comprendre leur disparition quasi-totale qu’à travers « la grave décision » de les faire disparaître ! Cette « grave décision » apparaît d’autant plus dérangeante pour la mémoire nationale qu’elle est en fait largement… assumée. L’inexcusable crime (et c’est là l’une des sources majeures du négationnisme turc) fait sens, en terme nationaliste s’entend ! Ne permit-il pas d’écarter une fois pour toutes les velléités séparatistes des chrétiens d’Orient ; bref d’assurer définitivement la mainmise des Turcs musulmans sur des terres chrétiennes dans un Empire jusqu’alors multiethnique et multireligieux ?

Rappelons qu’en 1912, l’Empire ottoman comptait encore quelque 23% de chrétiens et de Juifs, contre 0,2% aujourd’hui. Istanbul, alors capitale d’empire, dénombrait près de 50% de non-musulmans. Il resterait aujourd’hui moins de 2.000 Grecs dans ce qui fut la capitale de l’Empire romain d’Orient. De là, à considérer l’éradication définitive des « ennemis de l’intérieur » comme une juste compensation à l’effondrement de très regretté Empire, il n’y a qu’un pas qu’on devrait pouvoir franchir. On peut, en effet, penser la disparition des chrétiens d’Orient comme un lot de consolation à la perte d’un Empire jusqu’alors tricontinental !

Nul doute, en effet, que les Arméniens et à leur suite les chrétiens d’Orient ne reviendront plus. On chercherait vainement dans l’histoire projet criminel aussi rentable, et ce, en terme territorial, mais aussi financiers. Presque tous les biens mobiliers des Arméniens ont été confisqués par le gouvernement, pillés par des foules ou saisis lors des marches de la mort. La somme de cinq millions de livres turques (environ 33 tonnes d’or) déposée par le gouvernement turc à la Reichsbank à Berlin en 1916 était sans doute en grande partie, de l’argent arménien.

On comprend dès lors l’origine du très large acquiescement qui s’est construit autour des événements de 1915, acquiescement, certes, mais inextricablement mêlé de schadenfreude, de joie honteuse. Quel soulagement, en effet, de ne plus craindre la balkanisation de l’espace anatolien.

C’est sur fond de cet incontestable constat que s’est imposé des plus logiquement la loi du silence autour des événements de 1915. Une loi du silence d’autant moins contesté qu’elle est pleinement assumée tant par le haut (les élites politiques) que par le bas (peuple) qui profita aussi des pillages. Différence fondamentale avec le cas allemand, le négationnisme turc est étatique, consensuel, systémique sauf exception Kurde et Alévie.



Négationnisme hard et soft



De quoi le négationnisme turc est-il le nom sinon de ce souci constant et sans cesse renouvelé de nier la réalité du crime ! Cette posture, nous l’avons vu, fait l’objet d’un large consensus et ce d’autant plus que, contrairement à l’Allemagne, la Turquie post-génocidaire n’a pas été contrainte au moindre travail de mémoire ou de devoir de repentance. Sous la poigne énergique de Mustafa Kemal, une nouvelle Turquie émergea assez tôt des cendres ottomanes et jeunes-turques. Parachevant leur projet politique par l’expulsion des Grecs micrasiates, le régime kémalisme s’emboîta logiquement dans la continuité du déni.

Le négationnisme turc s’étend sur tout un spectre d’options allant du négationnisme chimiquement pur aux manifestations de distorsion qui se manifeste, comme dans le cas de la Shoah, sur deux axes majeurs: 1) minimisation du crime et 2) criminalisation des victimes.



1) Minimisation du crime :



a) Absence de crime : vu l’incapacité d’une majorité de Turcs à reconnaître la moindre forme de responsabilité collective dans le génocide des Arméniens tout est en place pour le nier. L’impératif premier est de réfuter toute idée de plan d’extermination. Certes, il y eut des pertes civiles arméniennes, du fait notamment de bandes kurdes incontrôlées, mais celles-ci s’inscrivent dans les conséquences certes malheureuses, mais somme toute logiques de tout conflit armé. Face à l’avancée russe, les autorités turques n’eurent d’autre choix que de déplacer des populations chrétiennes menacées. Certes, mais pourquoi les avoir déplacées sur des milliers de kilomètres sans espoir de survie? Quid des Arméniens de Cilicie, habitants aux antipodes du front russe?

b) Absence de motif : le génocide étant affaire de haine obsidionale (comment imaginer autrement l’assassinat systématique des vieillards et des enfants ?), les sites négationnistes turcs insistent sur l’entente et la proximité culturelle et sociale, voire culinaire, turco-arménienne. L’idée sous-jacente est d’inciter les Arméniens à « tirer un trait sur le passé douloureux » et ce, afin de renouer avec les voisins turcs. La stratégie est, ici, d’opposer les « bons » Arméniens, c’est-à-dire tous ceux qui évitent de se poser en victimes, aux « mauvais » Arméniens biberonnés à la haine irraisonnée des Turcs. Ces derniers, organisés en lobby, issus principalement de diaspora n’hésitent pas à jouer sur des événements, certes malheureux, mais totalement hypertrophiés, à seule fin de punir injustement une Turquie également victime. Pour quelles raisons ? Pour s’attirer la sympathie du monde et, surtout, dans l’espoir vain de soutirer argent et terres aux Turcs.



2) Stratégie du discrédit moral ou criminalisation des victimes.



a) Inversion des responsabilités : dès l’après-guerre, l’idée est de contrebalancer le récit génocidaire arménien en mettant en avant les souffrances du peuple turc. L’idée est de construire le collectif national turc comme un collectif de « victimes » de la Première Guerre mondiale, des impérialistes occidentaux, mais aussi des traîtres arabes (« couteau dans le dos ») et bien sûr arméniens posés en termes de cinquième colonne pro-russe.

b) Accusation en miroir : la propagande turque aime à présenter les Arméniens en co-responsables des violences de guerre du fait de leur collusion, totalement imaginaire, avec les forces ennemies. L’idée est d’accuser les Arméniens de… massacres, sinon de génocide à l’encontre des populations turques. Au mieux, il est question de double génocide (balle au centre !), au pire du génocide des (seuls) Turcs. C’est ainsi qu’à Iğdır a été érigé, en 1999, le Mémorial et musée du Génocide, le plus haut monument de Turquie, dédié aux martyrs turcs assassinés par les Arméniens. Les autorités turques aiment à jongler avec la notion de génocide dès lors qu’il s’agit de s’exonérer ou bien, au contraire, d’en accuser ses voisins (Israël) ou adversaires du moment (États-Unis). Les Bosniaques, les Palestiniens, les Azerbaidjanais sont victimes de génocide pas les Palestiniens. Enfin, des négationnistes turcs en viennent même à s’offusquer que l’on puisse comparer les massacres des Arméniens avec la Shoah qu’ils posent en termes d’unicité absolue.

c) Stratégie du discrédit moral : dans une optique de criminalisation, les sites négationnistes turcs postulent une continuité criminelle arménienne. On n’hésite pas à présenter les traîtres et génocidaires de 1915, en alliés naturels des nazis (on s’interroge sur les origines arméniennes du général Guderian !), bref en antisémites. Tout cela, pour en arriver à accuser les Arméniens de génocide dans les guerres qui les ont opposés à l’Azerbaïdjan. On construit ainsi un récit proche du discours antisioniste qui transforme, ici, le peuple arménien en « peuple bourreaux » en mettant en lumière les « crimes » commis hier contre les Turcs et aujourd’hui contre les Azéris. Cette nazification des Arméniens permet aux Turcs de se délester en partie du poids du passé. Au bout du compte, « les Arméniens ne valent pas mieux que nous ». La distorsion tient du scandale si l’on songe qu’en 1943, Berlin offrit de rapatrier à Istanbul les restes de Talaat Pacha, l’Hitler des Arméniens. Il y est désormais inhumé dans un mausolée imposant aux côtés d’Enver Pacha, le penseur du génocide des Arméniens.



CONCLUSION : la question kurde



Vivre aux côtés de fantômes n’est pas sans conséquence psychopolitique. Aussi longtemps qu’elle niera le réel, la Turquie restera une nation hystérique, bref se révélera incapable de se démocratiser, de penser autrement qu’en terme monolithique. Ce n’est pas sans raison que se remobilisent aujourd’hui en Turquie de vieux réflexes anti-arméniens, mais surtout antikurdes, perçus en termes de nouvelle menace existentielle. Dans l’histoire post-moderne, les Kurdes ont été confinés à l’ombre et à l’oubli. Après la Première Guerre mondiale, la région fut découpée dans un contexte de politique colonialiste où les Kurdes furent totalement sacrifiés.

En conséquence, les Kurdes, estimés à 30 millions dans le monde n’ont jamais bénéficié d’un statut juridique ou politique distinct, devenant ainsi la plus grande « Nation » sans « État » et le plus grand « peuple » sans « patrie ». On le sait, la construction de la Turquie kémaliste s’est construite précisément, dès 1923, sur le déni de l’identité kurde. Le peuple kurde, sa langue et son territoire ancestral, le Kurdistan, furent niés. Les Kurdes officiellement n’existaient pas, il n’y avait que des « Turcs des montagnes ». 

La pratique du kurde fut fortement réprimée dès les années 1920 alors que le terme Kurdistan fut remplacé par celui « d’Est », puis d’ « Anatolie de l’Est » et du « Sud-est » en 1942. La théorie de la Langue-Soleil fut promue dans les années 1930. Visant à faire du turc la mère de toutes les langues, elle permit de faire du kurde un dialecte du turc alors que le kurde est une langue apparentée à l’iranien. Les associations, les écoles et les publications kurdes furent logiquement dissoutes et, en 1932, tout usage de la langue kurde en public fut interdit.

Les Kurdes n’eurent d’autre droit que de se fondre dans la nation turque au prix de terribles répressions. On songe au massacre de Dersim de 1937-38. En conclusion donc, il paraît évident qu’aussi longtemps que la Turquie et les Turcs resteront prisonniers de leurs névroses et de leurs mythes fondateurs, ses élites ne pourront que s’opposer non seulement à toute idée de reconnaissance du génocide des Arméniens, mais de compromis avec le peuple kurde, nouvelle source d’angoisse existentielle. Rien n’est perdu pour autant. Le cas de l’Allemagne est à cet égard éclairant.

Cet État responsable d’un génocide sans précédent a su trouver les moyens de renouer des liens sincères avec toutes ses victimes, juives comprises. Pleine reconnaissance des crimes, devoir de mémoire, travail d’histoire, mais aussi réparations en furent les maîtres mots.

La Turquie devrait s’inscrire à terme dans cette logique. Cela transformera la Turquie en un Etat pleinement démocratique et, qui sait fédéral, et réellement laïque mais, je vous le confesse, pas européen pour autant.